INTRODUCTION
Le rapport intitulé « les médecins dans leur environnement, » part de l’existant pour aller vers le futur : une affaire de société en somme. Voici quelques minutes d’anthropologie pour citer Maurice GODELIER : « Les humains sont par nature, une espèce sociale, mais à la différence des autres espèces sociales, ils ne vivent pas seule- ment en société, mais produisent de la société pour vivre ».
Ainsi, en Nouvelle Guinée, les Baruya construisent tous les trois ans la Maison des Hommes soutenue par un pilier central qui représente l’ancêtre primitif – ce serait pour nous Hippocrate. Il s’agit d’une enceinte autour de laquelle les pères de famille se positionnent en cercle avec chacun un tronc d’arbre coupé dans la forêt qui représente leur fils. A un moment précis, ils poussent un cri et plantent simultanément les arbres, symbolisant l’intronisation des fils et le début d’une réorganisation de la nouvelle société.
Notre métier est celui de la transmission et doit, de plus en plus, faire appel à des concertations et des partenariats entre confrères et autres professionnels de santé. Or, nous sommes très divers dans nos regards, nos sensibilités, nos modes d’expression et d’exercice. Cependant, nous devons travailler ensemble, dans une société en mouvement.
Ce rapport va décliner successivement et en les questionnant le pouvoir médical, le parcours du médecin de l’étudiant au professionnel reconnu, la position du médecin, le coût de l’acte médical, le rapport à l’usager, les problèmes juridiques et ceux de la retraite, pour se conclure sur une interrogation : quel médecin, dans quel environnement ?
Suit donc une démonstration de collégialité neuf confrères ont participé à la rédaction de ce texte.
PLACE DU MÉDECIN AUJOURD’HUI ET DEMAIN
Le médecin reste l’un des derniers notables respecté, quoiqu’on dise. La mission humaniste du médecin s’est révélée à nouveau ces dernières années avec l’affaire Humbert, etc., mais peut-on encore aujourd’hui parler d’un « pouvoir médical » ?
Loin d’être le nanti décrit par certains, le médecin reste l’interlocuteur privilégié des malades, et des jeunes étudiants souhaitant donner corps à leur vocation de soigner. Doit-on nous référer encore au « Corpus hippocraticum » afin de retrouver tous les préceptes qui liaient le malade à son médecin ? Aujourd’hui, le partage du pouvoir doit être enseigné à nos confrères et expliqué à nos malades. Il en va de la crédibilité de toute la profession.
Dès lors, le médecin et son malade doivent créer un véritable partenariat éclairé et librement consenti, associant le malade, sa personne de confiance, le médecin et le personnel paramédical. Mais nous devons être conscients que la compétence ne pourra pas se déléguer. Seules les tâches, en toute responsabilité, pourront peut-être l’être.
Le futur médecin, par le passage du concours de première année, avait éprouvé un véritable sentiment de supériorité. Les épreuves subies au cours de son cursus universitaire, au contraire, vont lui provoquer souvent une certaine aigreur envers ses aînés et une certaine distance par rapport aux malades. Toutefois, avec un peu de chance, il se créera une éthique professionnelle au fur et à mesure de ses échecs, de ses doutes, de ses obstacles, de ses inquiétudes. Ce sera le plus souvent à l’occasion d’une situation conflictuelle qu’il découvrira la réalité et l’utilité pratique du code de déontologie médicale.
Si son propre charisme, si sa propre éducation ou sa propre nature ne lui ont pas, de façon spontanée, appris l’humanisme et l’humilité, il abordera ses premières consultations avec le risque majeur de donner à ses malades l’image d’un « jeune faquin » trop imbu de lui-même.
Pourtant, il était un temps où le médecin était le notable respecté. Depuis plusieurs années, le médecin s’est trouvé confronté à l’effet des nouvelles technolo- gies. Alors, malheur à nos confrères « allergiques », incapable d’aptitude à cette évolution de leur exercice et refusant que leur expérience soit archivée en octets.
Ils vont se rendre compte qu’ils doivent justifier leur pratique, actualiser leurs connaissances et en apporter la preuve. Ils doivent accepter que leur impunité soit perdue, qu’ils peuvent être traînés en justice et rejetés par leurs concitoyens. C’est un véritable choc pouvant provoquer rapidement une véritable destruction mentale. De technicien de la santé incontesté, ils vont devoir conforter leur devoir de soignants en se réaccaparant la philosophie de l’art médical. Le médecin reste-t-il alors un homme ou une femme comme les autres ? La réponse s’impose à nous car le médecin reste responsable de ses actes et ses actes peuvent entraîner de graves conséquences, de graves séquelles, la mort par- fois, même s’il n’a pas le privilège de ce devoir.
La formation initiale de nos jeunes confrères doit donc investir plus, malgré les obligations de plus en plus oppressantes imposées à l’exercice médical, dans une formation philosophique dans l’exercice de l’art médical.
Il importe de se rappeler que la déontologie médicale, si elle a traversé les années, reste toujours d’actualité. Est-ce pour cela que la population s’impose toujours de respecter le docteur et même parfois de l’idéaliser ? Il est celui à qui elle remet, entre les mains, son avenir, sa santé, la prise en charge de ses maux physiques et psychologiques.
Ainsi, si la notabilité des médecins a évolué depuis plusieurs décennies, les critères qui portaient nos confrères à se trouver investis de la confiance publique ne sont plus les mêmes. L’hyperactivité des praticiens rend l’investissement extraprofessionnel périlleux.
La professionnalisation de la fonction d’élu, par exemple, devient incompatible avec l’exercice actuel de la médecine. La volonté des électeurs ne dépendra plus uniquement de la confiance et de l’affection qu’ils portent à leur médecin, mais beaucoup plus de l’idée qu’ils se font de sa compétence et de ses capacités d’action.
Les médecins se sont engagés dans le respect de consensus, de critères, de règles de suivi, laissant de moins en moins de place à l’empirisme et au feeling de l’expérience. Ils devront se professionnaliser même dans leurs mandats extraprofessionnels.
Dès lors, le médecin pourra-t-il continuer à s’impliquer autant dans sa vie de citoyen ? La société demandera-t-elle plus aux médecins, toujours plus, et cette demande n’entraînera-t-elle pas un amalgame du médecin à l’ensemble de la population, au risque pour- tant de lui faire perdre un peu de son âme ? L’avenir nous le dira.
En tout cas, la CNP, à travers ce rapport, va tenter de répondre à certaines questions évoquées. Elle cherchera à proposer comment la profession va pouvoir garder sa position dans l’échelle sociale et la justification d’un maintien d’un certain pouvoir médical dont la tradition de Molière à Pagnol, si elle se gausse parfois du médecin, se rit aussi du malade naïf et ingénu.
ENSEIGNEMENT ET FORMATION
Conquêtes technologiques et avancées scientifiques justifient le savoir de pointe enseigné aux CHU et l’exigence de la première année de médecine, mais l’évolution de la société doit poser au jeune étudiant les interrogations éthiques, relationnelles et culturelles nécessaires à l’exercice de ce métier.
Qui va l’accompagner dans ce parcours vers le patient ? Ce n’est pas seulement le PU-PH chargé de l’enseignement. Le compagnonnage est une nécessité et une demande des étudiants, des internes, mais aussi des médecins toutes catégories confondues.
Le savoir faire, l’échange entre professionnels est une richesse qui rend plus aisée l’information des patients, mais il s’agit de faire tomber les barrières absurdes qui se créent entre les diverses modalités d’exercice – remplaçants, urgentistes, seniors, juniors, hospitaliers, libéraux et autres professionnels de santé -, chacun pouvant, hélas à tort, se croire obligé de défendre son pré carré en opposition avec celui de l’autre.
Et si nous remplacions nos querelles stériles, nos réticences et parfois nos oppositions en plaisir du partage et de l’échange autour de l’exercice et du patient ? Peut-être que le consensus des médecins pourrait équilibrer, voire invalider, les décisions administratives inadéquates, ne pensez-vous pas ?
La rencontre avec le patient et les associations d’usagers se fera à travers, non seulement, un médecin, mais plusieurs d’entre eux : semblables par le titre de docteur, mais si différents par le regard posé sur le patient, lui-même représentant un métissage culturel impliquant, là encore, le respect des différences et la recherche du semblable, dans la condition humaine.
EVOLUTIVITÉ DE L’EXERCICE
Les carrières autrefois linéaires hospitalo-universitaires, hospitalières, libérales, salariées, se sont vues progressivement fragmentées en spécialités et sous spécialités. Elles sont devenues évolutives permettant des aménagements à travers les DES et DESC, à la recherche de passerelles pour passer d’une spécialité à l’autre, dans un conflit encore actuel entre l’université et ses qualifications, d’une part, et, d’autre part, l’Ordre qui reconnaît une expérience, elle-même qualifiante. Le problème de la disparition des compétences reste un combat actuel. Au plan personnel, l’exercice s’adapte à l’écoulement de la vie de chaque médecin : constitution du couple, arrivée des enfants. Il faut tenir compte de la montée démographique des femmes médecins. Le remplacement, devenu un mode d’exercice à part entière, s’inscrit dans la durée. Que dire des maisons de garde, des maisons pluripro- fessionnelles ? Elles affirment la tendance au travail en groupe et elles allègent les contraintes en temps, mais aussi – il faut le souhaiter – permettent l’échange et le travail en partenariat. Il s’agit de ne plus être l’otage d’une clientèle. Se transmettre les informations, savoir assurer la succession de son confrère en alternance et garantir la qualité et la permanence des soins sont les objectifs actuels. Il est alors question d’impliquer et de s’impliquer avec d’autres professionnels de santé dans une collaboration plus horizontale, sans considérer les non-médecins comme de purs exécutants des ordres médicaux. La reconnaissance de la qualité des professionnels engage la réciprocité et la considération de chacun, médecins y compris. Le salariat a le vent en poupe dans la jeune génération, qu’il s’agisse des urgentistes dont le nombre s’est fait croissant compte tenu des contraintes de récupération de garde. Leur exercice est contrasté par rapport aux autres praticiens hospitaliers – deux jours, 48 heures par semaine, avec horaires fixes – en opposition à la présence quotidienne aux horaires élastiques pour les services de spécialité. Les intérimaires fleurissent ici et là. Parmi les remplaçants, on trouve des médecins à titre étranger, européens et extra-européens pour lesquels l’Ordre se doit de vérifier les diplômes et l’usage de la langue. Ils posent, par ailleurs, le problème de la désertification médicale dans leurs pays d’origine. La mixité des statuts est demandée par certains, qu’il s’agisse de salariés en santé publique, en PMI, santé scolaire, médecine du travail ou de contrôle de l’assurance-maladie. Pour la médecine hospitalière, le droit à l’exercice privé dans les lieux d’exercice public n’est pas toujours satisfaisant et pourrait s’imaginer peut- être dans un lieu extérieur, clinique ou cabinet libéral,sans pour autant recourir au temps partiel. Deux demi-journées d’exercice dans le soin pourraient équilibrer valablement un exercice d’intérêt général ou de prévention comme plus haut. Dès lors, peut-on imaginer des statuts interchangeables ? Il s’agit d’une demande particulièrement pour la jeune génération médicale qui souhaite plus de souplesse dans l’exercice où l’articulation privé-public, salarié-libéral permettrait une mixité des carrières et peut-être moins d’opposition entre les modes d’exercice et aussi parfois les professionnels eux-mêmes. Les modes de rémunération pourraient être plus homo- gènes à titre égal et services rendus identiques. Pourquoi ne pas imaginer des ponts entre plateaux techniques suréquipés et services de proximité, au même titre qu’en libéral les cabinets multi-sites ? Ceux-ci rassemblent en un lieu des professionnels diversifiés se regroupant ponctuellement. La richesse des échanges entre médecins de niveaux et de compétences diverses pourrait permettre une émulation dynamique et une avancée technique et relationnelle à partir du terrain. Enfin, pour conclure cette partie, le rapport à l’économie et à la démographie médicale conditionne l’évolution du soin, dans sa qualité, dans ses prestations. La jeune génération privilégie, pour l’instant, le milieu urbain au rural, le groupe à l’installation isolée, la qua- lité de vie au volume de travail. La liberté d’installa- tion constitue une revendication absolue. On doit noter le paradoxe de cette exigence de liberté en même temps que s’affirme la tendance au salariat. Faut-il penser que l’installation en libéral va disparaître ? Cependant, quels que soient le paysage et l’environnement, le cœur du métier est un savoir-faire partagé avec d’autres professionnels. Il tient compte du semblable et de la différence, dans une attention et avec un appui réciproque à l’égard du patient, de sa famille et de son contexte de vie. Etudiant puis médecin, cet héritier d’Hippocrate parviendra à un équilibre personnel grâce à un compagnonnage avec ses pairs, dans un souci de la transmission qui permet d’anticiper sur ses évolutions. Pleinement citoyen, inscrit dans un territoire et son environnement, ouvert à la culture du monde, il se doit de renouveler périodiquement la Maison des Hommes.
Docteur Françoise LE PRINCE, membre expert en Allergologie de l’ARCAA, d’après un article de la CNP (CNOM